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HOMONATIONALISME

mercredi 19 septembre 2012, par Secrétariat jeune


Introduction

L’homonationalisme est une notion élaborée par Jasbir K. Puar , une chercheuse états-unienne se définissant comme queer of color. Elle désigne un discours occidental visant à lier les intérêts des lesbiennes, gays, bisexuel-le-s, transgenres, intersexes et queers et ceux de la Nation ou des nations occidentales. Il rejoint le discours similaire développé sur les droits des femmes dans ce qu’on a appelé « les nationalismes sexuels ». Ce discours se développe de façon importante ces dernières années, d’une part dans la vie politique de nombreux pays, d’autre part au sein des communautés LGBTI-Q elles-mêmes. Il est utilisé notamment pour justifier des politiques d’immigration racistes et restrictives et des interventions militaires impérialistes.

Nationalisme et genre

Le nationalisme est la justification religieuse et civile de l’Etat, qui permet de justifier un pouvoir central en créant une mythologie nationale . On a pu voir également apparaître un nationalisme transnational, par exemple lors de la colonisation avec le « Nous, les Européens… ». La Nation est construite comme une unité, un espace clos, fondé sur l’opposition entre un « eux » et un « nous ». Par ailleurs, le nationalisme fonctionne via des stéréotypes de virilité et lie donc étroitement la notion de territoire, d’identité, de genre mais aussi de « race ». Or la différentiation raciale est justifiée par les stéréotypes de genre (avec une représentation de la triade sexe/genre/désir comme déviante chez les personnes racisées, qui fonderait la hiérarchie des « races ») . Le rapport entre identité de genre et identité raciale – y compris dans sa forme actuelle d’identité dite « culturelle » - est donc toujours déjà présent dans les enjeux nationalistes.

Normalisation sociale des LGBTI-Q

Puisque le nationalisme consiste à unifier artificiellement une population donnée autour d’une identité fantasmée comme commune, les éléments ne s’y conformant pas sont utilisés à la fois comme « ennemis communs » permettant de souder le groupe et comme « marges », « périphérie » permettant sa définition et sa circonscription.

L’élaboration d’une norme et l’adhésion à celle-ci sont donc des éléments vitaux pour le nationalisme, donc pour l’Etat. Les luttes de ces dernières années des lesbiennes, gays, bisexuel-le-s, transgenres, intersexes et queers, pour les droits civiques dans la plupart des pays occidentaux peuvent ainsi être analysées comme une tentative de se conformer à des schémas hétéronormatifs : mariage, filiation, adoption, état civil… afin de se « normaliser », de s’intégrer à la Nation. Cette démarche a beau avoir une dimension d’auto-protection, elle n’en est pas moins une adhésion pratique aux normes en vigueur et un abandon de la lutte contre le patriarcat et ses mécanismes ; c’est à ce titre qu’elle est beaucoup plus médiatisée et valorisée que les formes de résistance qui se maintiennent.

Une identité LGBTI-Q excluante

L’émergence d’une figure gay mainstream nécessairement masculine et virile, blanche, aisée, urbaine, et dépolitisée, qui chercherait une intégration par la conformité aux normes et par la consommation, et dont l’homosexualité relèverait strictement de la sphère privée, domestique , permet de désamorcer la contestation des identités de genre que ces luttes portent en elles. Cette figure est depuis quelques années complétée par une dimension patriotique, c’est-à-dire nationaliste. Celle-ci se développe d’une part dans le discours politique et culturel dominant (y compris les plus conservateurs), d’autre part au sein même de la communauté LGBTI-Q.

Or, cette figure invisibilise non seulement les lesbiennes, bisexuel-le-s, intersexes, transgenres et queers mais aussi tous les non-Blancs et toutes les non-Blanches , qui n’apparaissent dans le discours dominant que sous la forme de représentations exotisantes ou orientalisantes, ainsi que les personnes précaires ou pauvres, périurbaines ou rurales, sans domicile personnel, sans-papiers… Elle nourrit donc le nationalisme en ce qu’elle construit « l’Homosexuel » comme exclusif de ces autres catégories. Cela est particulièrement perceptible dans les représentations xénophobes des hommes musulmans – pris comme bloc - comme essentiellement et particulièrement homophobes.

Le « choc des civilisations » version LGBTI-Q

La figure de l’homme musulman, de l’Arabe, du Moyen-oriental, comme catégorie racialisée exclue du champ de la citoyenneté, est apparue aux Etats-Unis après le 11 septembre, mais bien avant dans d’autres pays, notamment en France par la suite de son passé colonial. Dans le cadre de la théorisation raciste et impérialiste du « choc des civilisations » - théorisation qui exclue par ailleurs la plus grande partie de la population mondiale n’appartenant pas aux « civilisations » concernées - , cette catégorie a été utilisée comme repoussoir permettant d’opposer la « culture occidentale », présentée comme championne de l’égalité de genre et de la tolérance sexuelle, à la « culture musulmane » (la centration sur la religion permettant d’échapper à l’accusation de racisme bien que la population visée soit la même – l’Arabe ou le Noir) présentée comme arriérée, misogyne et homophobe – et d’ailleurs absolument cohérente partout dans le monde.

La misogynie et l’homophobie supposées de l’homme musulman sont donc culturalisées : la religion étant censée déterminer toutes les dimensions de la vie familiale et sociale, l’homme musulman est présenté comme homophobe et misogyne parce qu’issu d’une culture aux structures familiales et sociales anormales et défaillantes. Ceci permet de psychologiser les divergences culturelles et jusqu’aux luttes politiques des peuples se revendiquant de la religion musulmane, et de prétendre que la cellule familiale traditionnelle occidentale, et la société occidentale dans son ensemble, seraient plus « naturelles » et plus « équilibrées ». L’idéalisation de « l’exceptionnalisme sexuel » de la culture occidentale par création d’un modèle repoussoir permet également d’étouffer les luttes d’émancipation en son sein.

Le fait de poser une hiérarchie absolue entre les « civilisations », dans une construction binaire et exclusive, sur la base de leur rapport différent à l’identité de genre et l’orientation sexuelle, hiérarchie justifiant des interventions « rectificatrices » ou « libératrices », et des politiques d’immigration racistes et restrictives, constitue une forme de nationalisme transnational que l’on peut qualifier de nationalisme sexuel.

Impact sur les mouvements féministes et LGBTI-Q

Cette théorie a eu des conséquences graves au sein du mouvement féministe avec le développement d’un féminisme islamophobe à visée missionnaire qui à terme a refusé de tenir compte de la parole des femmes musulmanes, et notamment voilées, provoquant une rupture au sein du féminisme blanc et favorisant son instrumentalisation à des fins racistes et impérialistes . Le mouvement LGBTI-Q est confronté depuis peu à une crise qui, sans atteindre pour l’instant les proportions de celle qui a frappé le mouvement féministe, n’en prend pas moins de l’ampleur.

L’instrumentalisation des luttes d’émancipation des LGBTI-Q est en cours : la défense des intérêts de cette population est brandie comme un argument pour justifier des interventions militaires à l’étranger et la banalisation d’un racisme islamophobe à l’intérieur des frontières. Il est à noter que les arguments avancés pour définir les musulmans comme essentiellement et particulièrement homophobes ne sont jamais appliqués aux chrétiens ou aux juifs (fondamentalisme, textes religieux homophobes, interventions homophobes des responsables religieux). De même la soi-disant homophobie aiguë des banlieues, « cités », « quartiers » – c’est-à-dire des Noirs et des Arabes – n’est jamais comparée à l’homophobie des zones rurales, ou du principal cadre de manifestations d’homophobie : le milieu familial. Le « deux poids deux mesures » fonctionne donc systématiquement au détriment des populations racisées.

D’autre part, la représentation exclusive du musulman comme homme hétérosexuel étouffe la parole des LGBTI-Q musulmans et musulmanes, et même plus généralement non-Blancs et non-Blanches, notamment sur la multiplicité de leurs oppressions – et leur renforcement à cause de la massification de cette représentation . Au sein même du mouvement LGBTI-Q ces personnes sont amenées à s’auto-organiser pour faire face au racisme et aux préjugés ; cette auto-organisation est ensuite présentée par les organisations institutionnelles comme la preuve de la virulence particulière de l’homophobie de leurs milieux, alors qu’elle n’est que celle du racisme du mouvement actuel.

Homonationalisme et résistances

Le peu de prise en compte des organisations institutionnelles LGBTI-Q sur les enjeux de racisme et d’impérialisme découlant d’une approche nationaliste de leurs revendications provoque des affrontements de plus en plus violents au sein du mouvement . Un peu partout dans le monde occidental, les Marches des Fiertés ou l’Europride, échéances traditionnelles de la lutte pour les droits, sont contaminées par des stéréotypes nationalistes . Un peu partout en Europe et en Amérique du Nord, les responsables politiques populistes tentent de rallier les LGBTI-Q blancs et blanches à leur cause en présentant l’homophobie comme un mal extérieur . La figure du terroriste est convoquée, et le « nous ou eux » fonctionne à plein. Des figures du mouvement LGBTI-Q défendent ouvertement l’idée que critiquer le racisme et l’islamophobie dans le mouvement, c’est soutenir l’homophobie musulmane . D’autres vont même jusqu’à considérer que l’adhésion aux politiques racistes et impérialistes faciliteront, sur un mode proche du troc, l’accession aux droits civiques pour les LGBTI-Q .

Cette tentative de réduire au silence les oppositions a beau sembler caricaturale, elle fonctionne aussi bien que dans le mouvement féministe, rendant la parole des premiers et premières concerné-e-s difficilement audible.

Devant cette banalisation et cette normalisation d’un discours xénophobe, et plus spécifiquement islamophobe, des groupes et associations s’organisent et protestent. Ces résistances émanent d’une part des populations qui sont visées par un tel discours (queers of color, homosexuel-le-s musulman-e-s…), d’autre part des groupes féministes et LGBTI-Q déjà confrontés au phénomène dans le cadre du mouvement féministe et ayant donc déjà une réflexion et une réactivité face à lui. Cette lutte contre un discours LGBTI-Q islamophobe assez consensuel (qu’il s’agisse des organisations les plus en vues, des supports culturels ou des politiques) est pour l’instant encore plus inégale que celle qui se déroule au sein du mouvement féministe.

Conclusion : homonormativité, homonationalisme, pinkwashing

On assiste donc, au sein des communautés LGBTI-Q occidentales et dans le discours dominant, à la mise en place d’une homonormativité qui présente comme légitimes et acceptables les seuls couples stables lesbiens et gays composés de cisgenres , cherchant à se marier et à fonder un foyer, ayant fait leurs coming-out, disposant de bons revenus et d’un haut niveau culturel, et étant bien sûr Blancs et Blanches et issu-e-s de cultures judéo-chrétiennes. Hors de ce schéma, la suspicion s’impose .

L’homonationalisme est précisément cette tendance à assimiler les intérêts des Etats-Nations occidentaux aux intérêts des LGBTI-Q, sans tenir compte de la diversité de ces derniers et dernières, et sans interroger leur condition au sein même de ces Etats-Nations. Il s’agit donc d’un facteur de division du mouvement LGBTI-Q, pourtant déjà marqué par des tensions internes, notamment dues au maintien du sexisme et du racisme dans ses rangs. Dans une certaine mesure, cela revient à échanger une certaine reconnaissance juridique et culturelle contre un soutien à une politique raciste et impérialiste. Ceci permet de redorer le blason d’une politique intérieure et extérieure dont les objectifs d’exploitation et de domination sautent aux yeux. Le pinkwashing est cette forme de vernis gay-friendly opportuniste dont se parent les puissances occidentales pour se donner à peu de frais une image sympathique de protection et de défense des droits « des » LGBTI-Q et renforcer les bases de l’adhésion à l’appareil d’Etat et à ses politiques.

Bibliographie :

Terrorist Assemblages : Homonationalism in Queer Times, Durham, Duke University Press, 2007

Nations et nationalisme, Ernest Gellner, Payot, Paris, 1989

Matrice de la race, généalogie sexuelle et coloniale de la Nation, Elsa Dorlin, Paris, La Découverte, 2006

The New Homonormativity : The Sexual Politics of Neoliberalism, Lisa Duggan, in Materializing democracy : toward a revitalized cultural politics, dir. Russ Castronovo, Dana D. Nelson , Durham, Duke University Press,2002

Pourquoi les gays sont passés à droite, Didier Lestrade, Paris, Seuil, 2012

Homonationalisme et impérialisme sexuel, Clémence Garrot et Oury Goldman , dans La Revue des Livres, 20 août 2011

Lesbiennes migrantes, entre hétéro-circulation et recompositions néolibérales du nationalisme, Jules Falquet Recueil Alexandries, Collections Esquisses, mars 2011

Ayatollah de l’intérieur, unissez-vous ! Pour un féminisme intersectionnel, Gaby the Fish, Collectif Les mots sont importants, 25 juillet 2011

Les chiffres de l’homonationalisme, Construction statistique de l’homophobie comme problème des banlieues françaises, Elena Avdija, Collectif Les mots sont importants, 17 mai 2012

Retours sur les nationalismes sexuels, Sexual Nationalisms : A Critique, Alexandre Jaunait, dans la revue Genre, sexualité & société, Printemps 2011

Gabriell Galli : nationalismes sexuels, homonationalisme : genre, race et sexualité dans la construction des nations, compte-rendu de l’intervention du 8 février 2012 de Gabriell Galli à l’EHESS dans le séminaire de Gianfranco Rebucini, http://jesuisvenuemechangerenpierre.over-blog.fr/ , 24 mars 2012

Ni coqs gaulois ni poules pondeuses ! Communiqué des Lesbiennes of Color, 16 avril 2011

Homonationalisme, Libération des homosexuel-les musulman-es de France, au-delà de l’islamophobie & de l’antisémitisme, communiqué de l’association HM2F (Homosexuel-le-s Musulman-e-s de France), 23 novembre 2011