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Le mouvement des travailleurs ruraux sans-terre au Brésil

lundi 3 juin 2013, par Secrétariat jeune


Aujourd’hui, la manière dont les classes dominantes décrivent le Brésil, c’est en tant que modèle de développement. Un pays qui était auparavant classé comme un pays pauvre a réussi, grâce à des réformes structurelles courageuses, à s’élever, et être classé 10ème pays le plus riche au monde.

Mais les tirades élogieuses des journalistes et des économistes de la bourgeoisie sur le « miracle brésilien » arrivent difficilement à cacher le fait que le Brésil est aussi et surtout le pays le plus inégalitaire au monde. En effet, les riches et les classes moyennes supérieures brésiliens ont un niveau de vie qui n’a rien à envier voire surpasse celui de leurs homologues européens, nos riches à nous : a Sao Paulo par exemple, 10ème ville la plus chère du monde, ils vivent dans des quartiers fermés, protégés par des gardes de sécurité armés de fusils d’assaut, pour être sur qu’aucun pauvre ne s’y risque. Pour se déplacer dans la ville, ils ont une solution à la fois pour éviter de faire de mauvaises rencontres dans les rues et pour ne pas être coincé dans les embouteillages : ils se déplacent en hélicoptère (Sao Paulo est en effet la ville au monde où on compte le plus d’hélicoptères privés). Tout ça dans une ville où 1/3 des habitants vivent dans des cabanes de tôle (les favelas) et ont des difficultés à avoir accès à de l’eau non-polluée.

Non seulement la croissance de l’économie brésilienne ne profite qu’à une minorité, mais cette minorité n’est pour rien dans la création de la richesse : celle-ci a pour source principale l’exploitation des travailleurs urbains et le pillage des campagnes. Dans l’industrie, les grandes firmes transnationales de l’acier ou de l’automobile, comme Renault, sont implantées au Brésil car les salaires y sont bas comparés à l’Europe. L’agriculture a également un rôle central dans le « miracle brésilien ».

C’est un peu paradoxal : l’agriculture n’occupe plus que 5% des actifs ; pourtant, elle représente 20% du PIB du pays et 40% de ses exportations. Comment expliquer qu’une activité économique qui ramène autant d’argent emploie si peu de monde ? Parce que, sous la dictature militaire, qui a duré de 1964 à 1985, un choix a été fait par la bourgeoisie brésilienne et les multinationales de l’agroalimentaire : transformer l’agriculture en une gigantesque machine à faire rentrer des devises étrangères, en supprimant les cultures vivrières et en expulsant les paysans récalcitrants. Le terme de sans-terre est apparu pour désigner ces millions de paysans expulsés de leurs terres.

Au début des années 1980, un mouvement se mit à se constituer chez les sans-terre pour refuser la misère où les acculait ce modèle d’agriculture tourné exclusivement vers le profit. Son nom : le mouvement des sans-terre (MST). Son mode d’action : l’occupation des terres par les sans-terre eux-mêmes auto-organisés. Son objectif : à court-terme, l’expropriation des terres occupées au profit des sans-terre ; à long terme, « la réforme agraire » : l’expropriation de toute la terre du Brésil pour le seul bénéfice des exploités. Depuis 30 ans, ce mouvement continue d’être un des mouvements sociaux les plus importants d’Amérique Latine que cela soit en terme d’effectifs ( il organise plusieurs millions de travailleurs ruraux sur un total d’un vingtaine de millions) ou en termes d’influence sur les conditions réelles d’existence de la population.

D’abord, on va essayer de comprendre les racines du mouvement des sans-terre.

I) Les origines du MST.

Une constante dans l’histoire du Brésil, de l’époque coloniale à nos jours, c’est la concentration de la terre : 1% des propriétaires possèdent en permanence plus de 50% des terres. Les travailleurs ruraux ont remplacé les esclaves, le Brésil a pris son indépendance du Portugal, la république a remplacé la monarchie, mais la terre, elle, n’a jamais changé de mains. L’autre constante, c’est l’existence de révoltes contre cette domination des grands propriétaires. Le mouvement des sans-terre est l’héritier de toutes ces révoltes, mais c’est la dictature et le nouveau modèle agricole qui va lui donner ses principales caractéristiques.

a) La dictature (1964-1984) : répression et mise en place d’une agriculture néolibérale.

La dictature commence au Brésil en 1964. Face à la montée des mouvements sociaux et à l’élection en 1961 d’un président de centre-gauche, Joao Goulart, les classes dirigeantes brésiliennes et leurs alliés américains et européens soutiennent un coup d’État militaire, dirigé par le général Humberto Castelo Branco. La même chose se produit à peu près dans la même période dans différents pays d’Amérique Latine (comme le Chili en 1973) ou d’Asie (comme l’Indonésie en 1964) : la bourgeoisie, elle est démocrate, mais tant que ses intérêts et ceux de l’impérialisme ne sont pas menacés. Même s’il n’y a pas de danger révolutionnaire, mais la simple élection de politiciens souhaitant desserrer l’étau de l’impérialisme sur leur pays, la bourgeoisie est prête à écraser toute contestation dans le sang. C’est ce qui se passe au Brésil. Il n’y a plus que deux partis autorisés, choisis par les militaires : tous les partis d’opposition, communistes, socialistes ou même vaguement réformistes sont interdits, ainsi que les syndicats et organisations paysannes. Toutes les terres occupées par les paysans leur sont reprises et rendues aux grands propriétaires. Les militants ouvriers et paysans sont arrêtés, torturés, exilés, voire assassinés. On ne connaît toujours pas les détails et l’ampleur précise de la répression. Quand les militaires abandonnent définitivement le pouvoir en 1985, c’est à condition de ne jamais être poursuivis. Une commission a été crée pour faire la lumière sur la période de la dictature par la présidente Dilma Rousseff en 2012, elle-même ancienne guérillera, et cette commission n’aurait documenté « que » 400 assassinats politiques en vingt ans. Non seulement il y en a sûrement beaucoup plus, mais les assassins ne seront jamais inquiétés : récemment, un militaire gradé vient d’être reconnu coupable d’avoir assassiné un des dirigeants trotskystes de l’époque, mais à cause de la loi d’amnistie, aucune sanction ne sera prise à son égard.

La mise en place de la dictature accompagne deux mouvements parallèles : le développement de l’industrialisation du pays (nombreuses délocalisations en Europe notamment dans le secteur de l’acier ont lieu vers le Brésil) ; et la mise en place d’un modèle d’agriculture néo-libéral tourné vers l’exportation et pas du tout vers les besoins alimentaires de la population. L’agriculture était déjà dominée par un petit nombre de grands propriétaires (les latifundistes), mais avec des cultures un petit peu plus diversifiées, qui permettaient davantage à la population de se nourrir (comme le haricot et le riz). Elles ont été remplacées par des monocultures qui pouvaient être exportées sur le marché mondial et rapporter plus de profits : la canne à sucre, le tabac, le café, le soja. L’avantage du marché mondial est qu’il paie en dollars qui est une monnaie beaucoup plus forte et stable que la monnaie brésilienne.

Pendant toute cette période, des millions de paysans sont expulsés de leur terre ; ceux qui résistent sont assassinés ; une majorité quitte la campagne pour les bidonvilles, car il n’y a pas suffisamment d’emploi en ville pour tout le monde.

b) Le rôle de l’Église et de la théologie de la libération.

Face à cette répression, les mouvements sociaux progressistes n’émergent à nouveau qu’au début des années 1980, quand la dictature est à la fois ébranlée par des mouvements contestataires, mais aussi parce qu’elle a atteint son but : permettre une modernisation industrielle et agricole extrêmement brutale. Dans les villes, le Parti des Travailleurs est fondé en 1980 ainsi que la CUT, syndicat unique des travailleurs. Cependant, dans les campagnes, le réseau militant a été davantage détruit qu’ailleurs. C’est pour cela que la renaissance du militantisme paysan vient d’un endroit un peu plus inattendu : l’Église catholique et notamment ce qu’on appelle la théologie de la libération.

La théologie de la libération, c’est un courant religieux et politique qui apparaît dans les années 1960/70 en Amérique Latine où des prêtres radicaux, influencés par le marxisme, élaborent une doctrine religieuse d’émancipation sociale radicale.

En 1964, l’Église soutient la mise en place de la dictature : il s’agit de se protéger de la menace bolchevique. Mais dans le milieu des années 1970, une partie de la hiérarchie catholique fait son mea culpa et commence à se faire l’écho des revendications des ouvriers et des paysans, se rapprochant de la théologie de la libération. La Conférence Pastorale de la Terre, la CPT, est fondée en 1975 par l’Église, et rassemble tous les militants radicaux, qu’ils soient religieux ou laïcs, voulant défendre la cause des travailleurs ruraux. La CPT aura un rôle très important dans la formation du MST, qui ne sera formé qu’une dizaine d’années plus tard, en 1984. Bien qu’officiellement laïque, le MST reste très influencé par la théologie de la libération.

Certains pourraient penser que ce mouvement est une anomalie, une sorte de détour dans le chemin de l’histoire. En effet, la religion n’est t-elle pas l’opium du peuple, comme l’a dit Marx ? En fait la théologie de la libération n’est pas un cas isolé dans l’histoire. Pour les trois religion du livre en tout cas, judaïsme, christianisme et islam, il a existé à un moment donné des mouvements sociaux radicaux qui ont puisé dans la religion une partie de leur idéologie. Ce n’est pas particulièrement étonnant : l’idéologie d’un mouvement radical est un mélange entre des éléments provenant de l’idéologie dominante et la pratique concrète de la lutte de classe. Ce qu’il faut voir, c’est que c’est en partie un mélange instable : en effet, plus ces mouvements sont influencés par la lutte de classe des opprimés, moins ils ont à voir avec la religion traditionnelle et plus ils se rapprochent en définitive des mouvements d’émancipation athées, socialistes et communistes. On prend prendre deux exemples. Un des dogmes centraux du catholicisme c’est l’existence d’un paradis après la mort : les pauvres passent leur vie à souffrir et seront récompensés dans l’au delà. La théologie de la libération proclame que le paradis ne se situe pas après la mort mais au contraire qu’il est sur terre. Et alors que le catholicisme a uniquement une vision des pauvres comme des victimes, pour la théologie de la libération, les pauvres sont acteurs du changement, et ils peuvent atteindre le paradis sur terre par la lutte collective et le combat contre leurs exploiteurs.

Cette généalogie du MST, elle sert à comprendre un peu le contexte dans lequel son programme et son action s’élaborent, que nous allons étudier maintenant.

II) La devise du MST : Occuper. Résister. Produire.

a) L’unité des travailleurs ruraux.

Qui le MST organise t-il ?

Une des choses les plus remarquables chez le MST, c’est sa capacité à faire l’unité de tous les travailleurs ruraux malgré leur division entre différents statuts productifs. En effet, à la campagne, au Brésil, on trouve une myriade de statuts productifs différents : les journaliers, c’est à dire des ouvriers agricoles payés à la journée ; les petits paysans propriétaires, dont la source de revenu est la vente de leur production ; des métayers, qui versent un loyer en nature ; des paysans qui cultivent des terres sans titre de propriété, les posseiros, etc. Cette diversité ne signifie pas forcément que certains sont plus riches que d’autres : au contraire, la misère est également partagée. Par contre, le problème politique de ces différents statuts, c’est que les revendications sociales qui répondent aux besoins immédiats de chaque catégorie sont différents : pour les journaliers, la revendication qui semble s’imposer de soi-même, c’est l’augmentation des salaires, comme pour les ouvriers des villes ; pour les petits paysans propriétaires, c’est la question des prix agricoles ; pour les métayers, c’est à la fois la question des prix agricoles mais c’est aussi la question des loyers.

Dans certaines périodes historiques où les travailleurs ruraux étaient divisés de la même manière, il a été impossible de les unifier dans un même mouvement social, à cause de cette diversité d’intérêts immédiats. C’est une victoire en soi du MST d’avoir réussi cette unité.

b) Occuper.

Quel est le mode d’action du MST ? L’occupation des terres. Dans la Constitution Brésilienne, l’article 184 stipule que l’État peut exproprier des propriétaires si jamais leur terre ne sont pas ou mal exploitées pendant un certain temps. Les gouvernements ont lâché cela en espérant que cela calmerait les mobilisations, mais au contraire, les sans-terre s’en sont servi comme un point d’appui pour trouver un fondement juridique à leurs occupations. Leur revendication est donc en fait la nationalisation des terres occupées sous contrôle des travailleurs ruraux.

Comment a lieu concrètement une occupation ? Tout d’abord, toutes les décisions regardant l’organisation de l’occupation se prennent en assemblées générales, où tous ceux qui le souhaitent participent : hommes, femmes, vieillards, enfants. Des militants ayant déjà participé à des occupations sont présents pour faire bénéficier l’assemblée de leur expérience. Le fait que les choix de l’assemblée engagent réellement chaque personne, que les risques sont grands et que chacun doit apprendre à compter sur les autres font que ces assemblées ne sont pas des moulins à parole stériles comme l’Assemblée Nationale. Ceux qui décident sont ceux qui appliquent et subissent les conséquences de leur décisions, au lieu d’avoir une minorité décidant pour tout le monde.

Il faut voir que l’occupation est une confrontation directe avec les classes dominantes car elle constitue une incursion dans le droit bourgeois de propriété privée. Dans le Code Pénal, l’occupation de terre est qualifiée de « crime contre la propriété privée », et les leaders d’occupation sont définis comme des « terroristes ». Le patronat ne tolère pas que ces sans-terre, ces travailleurs ruraux, qu’il pense incapable de quoi que ce soit, remettent en cause son droit divin à faire ce qu’il veut du monde. Les patrons agricoles entretiennent de véritable milices privées surarmées afin de virer les sans-terre des campements qu’ils organisent sur la terre occupée. Depuis 1984, il y a eu 1600 sans-terre assassinés, et seulement 8 condamnations. Les tribunaux et l’État montrent clairement de quel côté de la barricade ils se trouvent.

Une fois arrivés sur le lieu d’occupation, les sans-terre installent un campement, et commencent à cultiver les terres de manière coopérative, jusqu’à ce que l’État exproprie le propriétaire en leur faveur, ce qui arrive dans 80% des cas. Mais les campements durent en moyenne de 2 à 5 ans, et les conditions de vie y sont très précaires.

c) Un programme anticapitaliste pour la campagne : « la réforme agraire ».

Quel est le programme du MST ? Quelles sont ses revendications au delà de l’occupation ?

La revendication paysanne : « à chacun sa terre » est quasiment aussi ancienne que l’agriculture et la société de classe elle-même. Cependant, cette revendication peut apparaître comme problématique. Le paysan c’est à la fois un producteur, mais c’est aussi un vendeur. A la fois il se rapproche du travailleur des villes qui n’a que ses chaînes à perdre dans l’abolition du capitalisme, mais il possède quelque chose et cela peut encourager des réflexes individualistes.

Le MST, influencé par le marxisme et la sociologie rurale brésilienne, a décidé de mettre en avant comme revendication, non pas « à chacun sa terre » de manière individuelle, mais plutôt de manière collective : la terre appartient aux exploités et aux opprimés en général. Les terres qui sont occupées par le MST ne sont pas réparties entre chacun des occupants, mais gérées collectivement, en assemblées générales. Au delà de la solidarité que cela crée entre tous les occupants, cela permet des économies d’échelles ainsi que l’organisation de coopératives de production, de mise en commun des moyens techniques, qu’ils soient mécaniques ou au niveau des semences par exemple. Sur la question du type de cultures, les sans-terre ont surtout réintroduit des cultures vivrières, pour nourrir la population. Mais cette vision d’une campagne comme la terre des opprimés ne s’arrête pas à la sphère de la production.

Dans la sphère de la commercialisation, des coopératives ont été également crées à l’intérieur des terres occupées, et un réseau s’est tissé avec les forces de gauche dans les villes pour rendre possible la vente de la production à des prix suffisants pour assurer une vie digne pour tous : il existe dans les villes des « supermarchés des sans-terre » qui ne commercialisent que des denrées provenant de terres occupées.

La question de l’éducation populaire fait également partie de la vision du monde des sans-terre. Au Brésil, le taux d’analphabétisme à la campagne est extrêmement élevé, car il n’existe pas ou peu d’écoles. Le MST a lancé une grande campagne d’éducation populaire sur toutes les terres occupées, avec plusieurs milliers d’enseignants sympathisants, ayant appris à lire à 50,000 adultes ; actuellement (chiffres d’oct. 2011) 200,000 enfants sont scolarisés dans 4000 écoles du mouvement. L’idée, c’est à la fois de donner un accès à l’éducation aux travailleurs ruraux, mais aussi de casser la vision de la campagne comme un territoire arriéré et de montrer que s’il y a des lacunes par exemple au niveau éducatif, il est parfaitement possible de les résorber si un choix politique est fait. Le MST organise également des centres de santé gratuits dans les terres occupées avec des professionnels de santé sympathisants du mouvement.

Tous ces éléments pris ensemble : propriété et gestion collective de la terre, organisation en coopératives de production et de commercialisation, éducation populaire, santé gratuite, dessinent un programme anticapitaliste pour la campagne, que le MST nomme « la réforme agraire ». Cette « réforme agraire » ne correspond pas seulement à l’addition des intérêts individuels de chaque fraction des travailleurs ruraux, mais aux intérêts des opprimés en général qu’ils soient dans les villes ou les campagnes.

Après avoir répondu aux questions, d’où viennent les sans-terre, quel est leur programme et leur moyen d’action, on va s’intéresser au bilan concret des occupations.

d) Les sans-terre, un mouvement politique.

La question c’est : à travers les occupations, les sans-terre ont t-ils réussi à arracher une partie substantielle de la campagne à l’agriculture néo-libérale et au capitalisme ? En réalité, les occupations concernent une surface assez faible : au total, quelques pour cents des terres qui seraient nécessaires pour installer tous les sans-terre. Et dans les terres déjà expropriées, malgré toutes les formes d’organisation alternative utilisées, les pressions du marché se font cependant sentir, du point de vue des prix agricoles, du prix des outils mécaniques, etc, ce qui se répercute forcément sur le niveau d’auto-organisation : les difficultés peuvent souder davantage un groupe humain, comme elles peuvent aussi le faire exploser.

Mais au delà du simple bilan chiffré des occupations, la plus grande victoire des sans-terre, c’est l’influence et le soutien qu’ils ont dans la population travailleuse brésilienne. Pour tous les opprimés, comme les anciens travailleurs ruraux vivant dans des bidonvilles, le programme du MST représente un espoir, un monde où ils auraient leur place. Un sondage réalisé en 1996 montre que 59% des brésiliens ont une image positive des sans-terre, alors que tous les médias, au service de la bourgeoisie, les dépeignent en permanence comme des paysans attardés et violents, voulant s’approprier la richesse des autres. Un grand hebdomadaire brésilien a même comparé les écoles du MST à des écoles de formation de terroristes djihadistes. Le MST dispose d’une popularité importante non seulement chez les travailleurs mais aussi dans toutes les couches de la société brésilienne. Ainsi, lors du Carnaval de Rio de Janeiro en 1996, carnaval qui est de plus en plus une contrôlé par le gouvernement car vitrine pour le tourisme, une école de samba a décidé de faire un char en soutien au MST suite à une fusillade où la milice des propriétaires agricoles avait exécuté 17 sans-terre. De nombreux professeurs d’universités, enseignants, agronomes, ingénieurs, offrent leurs services gratuitement au MST en tant que conseillers techniques et participent au mouvement.

Comme on le voit, le MST est à la fois un mouvement qui se bat pour les revendications concrètes des travailleurs ruraux, mais également pour un programme politique plus large visant à mettre la terre au service des exploités. Dans son combat pour la réforme agraire, le MST a du s’affronter à l’État et connu un certain nombre de questions stratégiques que nous allons aborder : quelle attitude avoir vis-à-vis de l’État pour les mouvements sociaux ? Quelles alliances nouer dans la lutte ?

III) Le MST et l’État.

a) Les gouvernements conservateurs et libéraux contre la réforme agraire (1985-2003).

Dès le début de leur mouvement, les sans-terre s’opposent à l’État. Cette idée n’est pas uniquement un legs du mouvement contestataire ouvrier et paysan, mais une leçon de l’activité pratique : pendant les occupations, l’État laisse les milices patronales assassiner les travailleurs ruraux sans que personne ne soit poursuivi. Au nom de la défense de la sacro-sainte propriété privée, il préfère laisser les champs des grands propriétaires et des multinationales en friches plutôt que de les donner aux sans-terre. Pour arriver à la réforme agraire, il faut donc se battre contre l’État. Les sans-terre en sont convaincus depuis leur fondation : lors d’une conférence préparatoire en 1980, 30,000 sans-terre manifestent alors en pleine dictature pour la réforme agraire et pour mettre la pression aux gouvernements de transition.

De 1985, fin de la dictature, à 2003, élection de Lula, ancien syndicaliste radical et chef du PT, à la présidence, différents partis se succèdent à la tête de l’État, mais aucun ne s’oppose au système de domination économique et social mis en place sous la dictature et tous combattent la réforme agraire.

Contre ces gouvernements, le MST organise un certain nombre de marches pour faire avancer l’idée de la réforme agraire dans l’opinion. Un trajet est décidé collectivement, généralement partant d’un lieu occupé vers un lieu du pouvoir d’État, la capitale provinciale ou la capitale fédérale, Brasília. Des milliers de familles participent à ces marches, qui font plusieurs centaines de kilomètres de long. Le but est de s’adresser aux populations que les marches croisent sur la route. En effet, les sans-terre ne comptent que marginalement sur les retombées médiatiques. La plus importante des marches a eut lieu en 1997, pour s’opposer à l’offensive du président Fernando Henrique Cardoso contre les sans-terre. Trois colonnes de plusieurs milliers de personnes se dirigent alors vers Brasília. La marche a eu un succès énorme dans la population. Quand les sans-terre sont arrivés à Brasília, le gouvernement leur a proposé de les coopter dans des organismes étatiques de réalisation de la réforme agraire, mais ceux-ci ont refusé et préféré garder leur indépendance.

b) Le MST et le Parti des Travailleurs au pouvoir (2003-...).

L’idée des sans-terre est de tordre le bras à l’État suffisamment pour faire avancer la réforme agraire. La question de trouver des relais politiques se pose pour accentuer le rapport de force.

Le problème est que, quand le MST est fondé officiellement, en même temps que la fin de la dictature en 1984/85, il n’y a plus vraiment de parti politique de gauche. Les deux anciens partis de gauche existant avant la dictature, le Parti Communiste Brésilien (stalinien) et le Parti Communiste du Brésil (maoïste) ont été durement touché par la répression. Au moment du retour de la démocratie, ils se dissolvent plus ou moins dans des coalitions avec les libéraux.

Un nouveau parti est fondé en 1980, et commence à se développer, c’est le parti des travailleurs (PT). A la fin de la dictature, un certain nombre de militants, partisans de la théologie de la libération, des syndicalistes radicaux et des militants de la gauche anti-stalinienne décident de fonder clandestinement le parti des travailleurs (PT) qui sera reconnu officiellement deux ans plus tard. L’idée du PT, c’est d’essayer de mettre en place un État providence à l’européenne, à la fois en termes de droits sociaux et de droits démocratiques, dans un pays qui a connu principalement la dictature, la brutalité étatique et la misère généralisée. Le problème, c’est que les États-Unis et l’Europe d’une part, les classes dirigeantes brésiliennes d’autre part, sont prêtes à accepter des gouvernements de centre-gauche et à lâcher un peu de lest, mais pas des réformes sociales qui bouleverseraient l’organisation du capitalisme brésilien. Le PT, s’il veut accéder au pouvoir, doit donc s’accommoder et en rebattre sur ses exigences. Il faut voir aussi que si les impérialistes sont prêts à accepter des gouvernements de centre-gauche dans le Tiers Monde dans les années 1990/2000, c’est qu’ils ont de moins en moins le choix : comme l’Afican National Congress, le parti de Mandela, en Afrique du Sud, le PT a accompli une remarquable ascension en termes d’audience politique. On est aussi dans une période différente : il n’y a plus besoin de dictatures pour mettre en place un programme néo-libéral, mais la simple cooptation des gauches prêts à accepter le capitalisme comme horizon indépassable. Ce qu’il faut voir, c’est que malgré tout cela, le PT provoque un engouement énorme dans les milieux militants et au delà. La direction du MST offre un soutien critique au PT aux élections, et de nombreux militants du MST sont membres individuels du PT.

Avant son arrivée au pouvoir, Lula promet une fois élu d’installer 400,000 familles de sans terre. Cependant, sa victoire se traduit par la poursuite des politiques néo-libérales des gouvernements précédents. Du point de vue de la réforme agraire, Lula continue d’apporter le soutien de l’État à l’agrobusiness, notamment l’extension de la monoculture d’agro-combustibles (soja par exemple, que les sans-terre refusent d’appeler des bio-carburants car ils appauvrissent la terre), et d’ignorer les assassinats perpétrés par les grands propriétaires et les multinationales. Face à cela, les sans-terre hésitent d’abord sur la marche à suivre. Peut-être Lula est t-il de bonne foi mais qu’il fait face à des blocages dans l’administration et de la part des propriétaires : la mobilisation populaire pourra sans doute l’aider à réellement appliquer son programme. En 2005, 2 ans après l’accession de Lula au pouvoir, 12000 sans-terre parcourent 300 km pour exiger de Lula de respecter sa promesse de réforme agraire. Cependant, en 2007, sur les 400,000 familles qu’il avait promis d’installer, seules 85,000 le sont effectivement. Depuis, le remplacement de Lula à la présidence par Dilma Roussef, également du PT, en 2010, en partie grâce aux voix du MST qui lui apporte un soutien critique, n’a en rien changé la politique du gouvernement concernant la réforme agraire.

c) Quelles leçons pour le MST ?

Quelles sont les leçons stratégiques que l’on peut tirer de l’expérience du MST avec l’État ?

Ne jamais croire à la promesse d’un bon gouvernement de gauche pour changer les choses. Si le PT avait un projet politique clairement réformiste, il ne suscitait pas la défiance des membres et dirigeants du MST parce que c’était un parti où se retrouvaient tous ceux qui luttaient. Cependant, on peut être dans les luttes de deux manières différentes : se servir des luttes comme monnaie d’échange afin de conquérir une position institutionnelle, et au contraire essayer de les pousser au maximum de leurs possibilités pour forcer les politiciens à mettre en place la réforme agraire.

Cependant, il n’est pas possible non plus d’ignorer ce qui se passe au niveau de l’État. La déception de militants de gauche et du MST vis-à-vis du gouvernement Lula a renforcé l’idée d’une division des tâches artificielle : la lutte pour les militants, et la politique aux politiciens. Mais la lutte, c’est quelque chose de politique. Si l’on veut réellement changer le monde, il faut se mobiliser pour tordre le bras de l’État, et si le rapport de force est suffisant, le détruire et le remplacer, non pas par un modèle issu de réflexions abstraites, mais par ce qui existe déjà dans le mouvement des sans-terre : depuis 30 ans, le mouvement des sans-terre a démontré la capacité des exploités de faire tourner la société bien mieux que les politiciens professionnels.

Où en est le MST aujourd’hui ?

En 2007 a eut lieu le 5ème congrès du MST : il a exprimé sa déception par rapport à Lula et au PT et la nécessité d’une lutte autonome des sans-terre, à la fois pour continuer les occupations et pour contraindre le gouvernement à la réforme agraire. Cependant, le fait de se détourner en partie du PT a permis au MST de trouver d’autres alliés dans la gauche radicale.

Pour finir, la victoire la plus importante du MST, c’est son existence même. L’idéologie dominante décrit les travailleurs ruraux comme des reliques du passé dans une vision de la campagne dominée par l’agrobusiness. Ils sont pauvres, mal nourris, mal vêtus, souvent analphabètes. Et pourtant, ces plus faibles parmi les plus faibles ont réussi à s’organiser et à faire trembler la bourgeoisie et l’État. Pourquoi ? Parce que sont eux la majorité à la campagne, eux qui font réellement tourner le monde, et qu’ils ont décidé de s’organiser politiquement autour d’une vision globale des choses, où la terre serait au service des exploités. S’il y avait une chose à retenir, ce serait celle-là : les sans-terre ont montré que les opprimés et les exploités sont capable de changer le monde, quelle que soit les difficultés qu’ils doivent traverser.

Sources :

Livres :

HARNECKER Marta, Le MST, la construction d’un mouvement social, CETIM, 2003.

LINHART Robert, Le Sucre et la Faim, enquête dans les régions sucrières du Nord-Est brésilien, éditions de Minuit, 1980.

MARTIN Jean Yves, Les Sans-terre du Brésil, géographie d’un mouvement socio-territorial, l’Harmattan, 2001.

MANCANO FERNANDES Bernardo et STEDILE Joao Pedro, Gens sans terre, la trajectoire du MST et la lutte pour la terre au Brésil, Le Temps des Cerises, 2003.

Brochures :

Cercle Léon Trotsky (LO) n°90 : « L’agriculture, l’agroalimentaire et l’alimentation entre les mains du grand capital ». Disponible en ligne : http://www.lutte-ouvriere.org/documents/archives/cercle-leon-trotsky/article/l-agriculture-l-agroalimentaire-et

Revues et presse :

Lutte de Classe (revue de Lutte Ouvrière).

Inprecor (revue de la 4ème internationale).

Le Monde.

Courrier international.

Sites :

http://documentairesemences.blogspot.fr/ : site de documentaires sur la condition paysanne et les résistances en Amérique Latine.

http://amisdessansterre.blogspot.fr/ : site francophone des sympathisants du mouvement des sans-terre.