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Topo sur Juin 1936

lundi 28 novembre 2011, par Secrétariat jeune


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Pourquoi parler de Juin 36, quel est l’intérêt de revenir sur un événement dont tout le monde connaît plus ou moins le résultat : la semaine de 40h, les congés payés et « les images d’Epinal » qui vont avec, où l’on voit des familles partir pour la première fois en vacances. Le mouvement gréviste de Mai-Juin 1936 a provoqué un renouveau du mouvement ouvrier français et l’a influencé de façon déterminante : occupation d’usine (première fois utilisée comme méthode de lutte), conquêtes sociales qui ont permis une modification profonde des rapports entre patrons et ouvriers.

Avant de commencer à parler du Front Populaire, il est important de le replacer dans son contexte, celui de la France de la fin des années 1920 et des années 1930. La France de cette période là est touchée par 3 crises qui sont liées entre elles : une crise économique, une crise sociale et une crise politique. Si la crise économique se déclenche en 1929 aux Etats-Unis, ce n’est qu’à l’automne 1931 que la France est touchée par la crise. Pour autant, elle n’en est pas moins forte. Par exemple, la production industrielle chute de 30%. Cette crise touche ainsi les travailleurs, dont 500.000 d’entre eux sont au chômage en 1936. Dans les années 1930-1935, le revenu moyen des Français a diminué de 30% alors que le coût de la vie ne baissait que de 20% environ (22% à Paris, 19% en province ). Et enfin dernier aspect de la situation française, la crise politique. Cette crise touche les partis de gouvernement et plus largement le régime parlementaire lui-même.

Une partie des mécontents se tourne alors vers les partis de gauche et d’extrême gauche, SFIO et PCF. Parallèlement, les organisations d’extrême-droite et fascistes attirent à cette époque de nombreuses personnes, notamment dans la petite-bourgeoisie et notamment le milieu étudiant (l’Action Française, les Croix de Feu, les Jeunesses Patriotes ou encore la Solidarité Française. Ces ligues et plus largement leurs idées qu’elles développent gagnent du terrain à la faveur de scandale (Stavisky par exemple 1932 voit la victoire à l’assemblée de la gauche, radicale et socialiste. Les radicaux sont seuls au gouvernement, la SFIO refusant d’y participer tout en le soutenant à l’assemblée. Cependant, les radicaux vont pratiquer une politique économique de centre-droit satisfaisant ainsi les milieux d’affaires, contrairement à ce que voulez la SFIO. Il s’en suit alors une paralysie du pouvoir car les radicaux ont besoin de la SFIO pour être majoritaire à l’assemblée. A cela, il ne faut pas oublier le scandale de l’affaire Stavisky. Ce dernier est un escroc notoire qui a de nombreuses relations dans les milieux politiques. A la suite d’une énième escroquerie, il est retrouvé mort. La justice conclut au suicide. Cet énième scandale et sa mort va servir de prétexte à la presse de droite et d’extrême droite à un déchainement d’antisémitisme et d’antiparlementarisme. Etant donné qu’il avait des relations au sein du parti Radical, la droite va alors le présenter comme le bailleur de fond de ce parti. Durant le mois de Janvier 1934, les ligues et les diverses organisations d’extrême-droite organisent des manifestations violentes contre le pouvoir…. C’est dans ce contexte de crise généralisée que s’ouvre notre période.

Ce topo a été réalisé essentiellement à partir de l’ouvrage de Jacques Danos et Marcel Gibelin, Juin 36, publiée pour la première fois en 1952, aux Editions ouvrières . Ce récit ne sort pas de nul part, puisque les deux auteurs sont des militants « trotskistes » ayant vécu les évènements.

I - Du péril fasciste au Front Populaire (6 Février 1934-3 Mai 1936).

Cette première partie sera consacrée à l’étude de la mise en place du Front Populaire. On peut placer ce point de départ à la date du 6 Février 1934, date de la manifestation fasciste (que nous verrons dans une première sous partie), puis dans un seconde temps nous verrons que la classe ouvrière est déterminée à ne pas se laisser faire. Et enfin dans un troisième et dernier temps nous verrons la mise en place du Front Populaire.

a. La manifestation du 6 Février 1934.

Le 6 Février 1934, a lieu à Paris une grande manifestation organisée par différentes organisations d’extrêmes-droites et fascistes. Le cortège d’extrême-droite défile aux cris de « A bas les voleurs », « Vive Chiappe ». Cette manifestation tourne à l’émeute devant le Palais Bourbon. Le 6 Février au soir, on compte une centaine de blessés et 20 morts. Si ça a été aussi violent, c’est qu’il s’agit bien d’un véritable coup de force de l’extrême droite les ligues veulent « foutre la trouille » aux parlementaires et les influencer... dans leurs votes. Cependant, cela a échoué. Cela tient notamment à la « structure » du fascisme en France. En effet, les ligues sont plus rivales qu’amies. Mais ils leurs manquent leur principal atout : l’appui total de la petite bourgeoisie, dont une partie reste indécise et surtout le soutien sans réserve de la grande bourgeoisie . Cette dernière ne voit pas dans le fascisme une nécessité immédiate. Mais le sort du fascisme en France n’est pas scellé pour autant. Son sort dépend finalement de l’orientation que va prendre la petite-bourgeoisie : soutenir le fascisme ou soutenir la classe ouvrière ? Ainsi, cette manifestation provoque la chute du gouvernement Daladier, qui est remplacé par Doumergue. Les travailleurs et les militants ont alors l’impression d’avoir fait reculer un coup d’Etat qui est pour bientôt.

b. La riposte ouvrière.

Avant de parler de la riposte ouvrière, il convient maintenant de présenter en quelques mots les principales forces politiques et syndicales à gauche :

- La SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière ) : la partie des réformistes, minoritaires lors de la scission en 1920, mais qui ont remonté la pente pour être le premier parti de gauche en 1932, avec des élus partout, ainsi que quelques participations gouvernementales. Dans les années 30, on peut y voir un afflux de travailleurs combatifs, ce qui pousse le parti à gauche au début des années 30.

- Le PCF (Parti Communiste Français) connaît lui aussi une évolution importante. Il passe d’un statut de parti minoritaire menant une politique sectaire , à un parti de masse, dont les cadres reçoivent une large audience chez les ouvriers. Il apparaît alors le parti le plus à gauche du Front Populaire. Au début, de l’alliance du Front Populaire, le PCF compte moins de 40.000 membres.

- La CGT et la CGTU. Les deux centrales syndicales connaissent aussi l’opposition entre réformistes et communistes, c’est d’ailleurs le sens de leur scission en 1920, où la CGTU (Confédération Générale du Travail Unitaire) est à majorité communiste. A l’origine de la scission, ce sont les bureaucrates de la CGT ont préféré se couper de la moitié de leurs effectifs plutôt que de courir le risque de voir la direction de la confédération leur échapper au profit des révolutionnaires de toutes tendances : une fois exclus, ceux-ci n’ont eu d’autre choix que de créer une CGT concurrente, qui a subi à sa façon le reflux de la vague révolutionnaire dans les années 20 en perdant une partie de ses effectifs. A elles deux, elles réunissent à peine 1 millions de syndiqués. Elles fusionneront sous la pression de leur base qui voulait en découdre avec les patrons, les bureaucrates se partageant les postes dans une centrale commune en Octobre 1935.

Face à la menace fasciste en France, c’est la SFIO qui prend la première des mesures dès le 6 Février au soir qui demande au PCF une rencontre « afin de fixer les bases d’un accord loyal et de réaliser l’unité d’action des travailleurs ». Cependant, le PCF continue dans son sectarisme en répondant, par le biais de l’Humanité du 8 Février : « Nous sommes prêts, à nous battre avec tous ceux qui veulent réellement lutter contre le fascisme. Mais comment réaliser l’unité d’action avec ceux qui soutiennent les gouvernements lorsqu’ils diminuent les salaires ? Avec ceux qui torpillent les grèves ? Avec ceux qui abandonnent le terrain de classe pour collaborer à la défense du régime capitaliste et qui préparent, en France comme en Allemagne, le lit du fascisme ? ». Le PCF appelle donc seul à une manifestation le 9 Février, manifestation à laquelle est appelée à participer les ouvriers socialistes. Les mots d’ordres mis en avant sont : « A bas les ligues fascistes ! », « A bas les fusilleurs Daladier et Frot ! », « A bas l’union nationale réactionnaire et fasciste préparée par le Parti radical et le parti socialiste ! ». La manifestation dégénère et les manifestants font état de 6 morts dans leurs rangs au matin du 10 Février.

Les syndicats réagissent eux aussi. Le 12 Février, la CGT lance une grève générale « contre les menaces du fascisme et pour la défense des libertés politiques ». La CGTU s’y rallie. La mobilisation dépasse les espérances : sur 31.000 travailleurs des PTT, 30.000 sont en grève (chiffre de la police !), à Paris, il n’y a pas de journaux le 12 ni de théâtre le soir, dans les manufactures de l’Etat c’est la grève totale, chez Citroën 85% des salariés font grèves, 75% à l’usine de Javel (c’est une des usines de Citroën, située sur les quais de Javel à Paris, du nom de l’inventeur de la fameuse eau), … A Paris, l’après midi se déroule la manifestation organisée par la SFIO, à laquelle le PCF a décidé d’y participer. Les deux cortèges se rejoignent alors aux cris de « UNITÉ ! UNITÉ ! » pour ensuite avancer en rang serrés sur toute la largeur du cours de Vincennes. Au total, selon la CGT, il y aurait 1 millions de grévistes en Région parisienne. La province n’est pas en reste : Marseille compte 100.000 manifestants, 20.000 personnes à Alger,…. Au total, dans toute la France, on compte 4,5 millions de gréviste et un million de manifestants. Dans un souci d’unité, les fédérations socialistes de la Seine et de la Seine-et-Oise participent le 17 aux obsèques des ouvriers communistes tombés le 9 Février et les jours suivants . Ainsi, « la tentative réactionnaire a agit comme un coup de fouet sur la classe ouvrière qui prend brutalement conscience que, sans une action unifiée de sa part, la menace fasciste s’installerait en France aussi ».

c. La mise en place du Front Populaire.

L’unité politique.

Malgré l’ampleur des différentes manifestations, les troupes de chocs des ligues fascistes et d’extrême droite agissent toujours, de la Rocque (chef des Croix de Feu) annonçant que « l’heure du balayage est proche ». Parallèlement, le gouvernement continue sa politique anti-ouvrière, repoussant les ouvriers dans une misère toujours plus grande. De plus, les mouvements grévistes sont paralysés par la menace que constitue le nombre considérable des chômeurs. Ainsi, apparaît alors clairement que la division du mouvement ouvrier est sa principale faiblesse face au fascisme et au patronat. Malgré cela, ce n’est qu’en Juin 1934 que tout va se débloquer. A cette date, du fait que l’URSS se retrouve – en grande partie par la faute de ses dirigeants et de la politique qu’ils ont imposé au PC allemand, - face à une menace de guerre à relativement brève échéance avec Hitler au pouvoir en Allemagne, le Komintern imagine de passer un accord avec les bourgeoisies françaises et anglaises. Pour cela, il faut montrer patte blanche, ce que le PC s’emploie à faire en changeant brutalement de ligne politique : finis les délires gauchistes, place à « la défense de la démocratie », le PCF et le Komintern (à plus large échelle), font volte-face. L’Humanité déclare alors le 31 Mai : « L’I.C Internationale Communiste estime que l’appel au front unique devant la menace fasciste … est nécessaire dans certaines conditions…. Un pareil appel est possible dans un pays comme la France où la social-démocratie n’a pas encore été au pouvoir, où … les ouvriers socialistes pensent que leur parti ne suivra pas le chemin de la social-démocratie allemande. » Ainsi, les deux partis décident le 27 Juillet 1934, un pacte d’unité d’action où « le P.S et le P.C s’engagent à lutter ensemble, contre les organisations fascistes, pour leur désarmement et leur dissolution ; pour la défense des libertés démocratiques ; pour la représentation proportionnelle aux élections et la dissolution de la Chambre, … ».

Le PCF ne souhaite pas en rester là et le 24 Octobre 1934, à la veille du congrès du PCF de Nantes, Thorez déclare : « Nous, communistes, nous luttons pour le pouvoir des Soviets… Mais nous sommes décidés à ne rien négliger pour assurer la défense des revendications des travailleurs manuels et intellectuels et pour le maintien et l’élargissement des libertés démocratiques ». Ainsi, le PCF propose au parti radical, alors le principal parti de la bourgeoisie, de faire alliance avec lui et la SFIO ! Le Komintern théorise alors (pour tromper la classe ouvrière !) que pour pouvoir gagner la petite bourgeoisie, il faut que la classe ouvrière mette de l’eau dans son vin et c’est seulement lorsque la petite bourgeoisie verra que tout se passe bien que l’on pourra parler de socialisme ! De plus, le parti radical est présenté comme le parti de la petite bourgeoisie alors que c’est bien le parti de la bourgeoisie dans sa globalité, petite et grande, c’est lui qui est au pouvoir depuis 30 ans ! Dans tout cela, c’est la SFIO qui est la plus réticente au projet de Front Populaire proposé par le PCF . En effet, elle craint que le PCF ne sorte le grand de l’alliance…Le 14 juillet 1935, à l’occasion d’une manifestation conjointe du Front Populaire en gestation, plus de 500.000 personnes défilent à Paris. Dans la foulée, l’alliance devient électorale et publie un programme commun pour les élections de 1936. On remarque que là encore, le PCF est beaucoup plus droitier que la SFIO et même que certains radicaux ! Et pour cause, la première partie du programme qui est consacrée à la défense de la liberté n’a pu se faire aussi en faveur des peuples colonisés, le texte se bornant à prévoir « une commission d’enquête parlementaire sur la situation politique, économique et morale dans les territoires d’outre-mer », le code de l’Indigénat restera d’ailleurs inchangé sous le Front Populaire ! La deuxième partie, relative à la défense de la paix, n’a qu’une seule mesure concrète qui est la nationalisation des usines d’armement. Et enfin la troisième et dernière partie traite de la politique économique que va d’ailleurs commencé à mettre en place Léon Blum après la victoire de Mai 1936. Si cette partie est plus précise puisqu’elle prévoit la réduction du temps de travail, la retraite des vieux, la revalorisation des produits agricoles, la nationalisation de la Banque de France, il n’en reste pas moins qu’elle ne remet pas en cause la propriété privée et affirme qu’un renversement de politique suffira pour un retour à la prospérité. Ainsi, le programme du Front Populaire n’est ni plus ni moins qu’un programme du parti radical ! Symbole de la politique du parti communiste, il abandonne l’Internationale et le drapeau rouge pour le drapeau tricolore et la Marseillaise, chant honnis par les révolutionnaires français depuis la Commune et encore plus après l’Union sacré en 1914 lors du déclenchement de la Première guerre mondiale.

L’unité syndicale.

Sous la pression de leur base respective, la CGT et la CGTU fusionnent au congrès de Toulouse en Mars 1936. Parmi les responsables de la nouvelle CGT unifiée, ceux du PC sont les plus timorés quant aux revendications. En effet, ces derniers défendent le programme économique du Front Populaire, les autres, le trouvant trop timide sur les mesures à adopter veut lui opposer le « Plan de la CGT » qui propose d’importantes nationalisations industrielles. En guise de compromis, la résolution finale reprend et le programme du Front Populaire et le « Plan de la CGT ». Ces discutions bien en-deçà de ce que nécessitait la situation ne découragent pas les adhésions ; il y en a 250 000 de plus entre mars et mai. Cet afflux témoigne non pas de la volonté des travailleurs de soutenir telle ou telle revendication de la CGT, mais bien de passer à l’action.

Tout ceci mène tout droit aux élections de fin Avril-début Mai. Ces élections se passent dans un contexte particulier puisque l’on voit déjà une montée de la combativité ouvrière, dont le 1er Mai 1936 est en quelque sorte l’exemple. En effet, ce jour là, se sont 120.000 métallos de la Région Parisienne qui font grève et Renault doit fermer ses portes puisque 25.000 de ses ouvriers ont cessé le travail ! Le 3 Mai 1936, a lieu le 2e tour des élections. La SFIO arrive en première position avec 146 élus, devant le PCF avec 72 élus. A la surprise générale, le parti Radical baisse en audience, alors que le PCF et la SFIO ont tout fait pour augmenter son audience, en lui offrant sur un plateau bon nombre de circonscriptions acquises d’avance à la gauche. Ainsi, Trotsky avait raison quand il écrivait que la décomposition du régime parlementaire en France produirait une polarisation des couches moyennes et par suite un effondrement du Parti radical. Cela montre aussi, que le PCF et la SFIO auraient très bien pu se passer des radicaux ! Léon Blum est alors nommé à la tête du gouvernement.

II - Le mouvement de grève.

Au soir du 3 Mai, des manifestations s’organisent et des défilés se forment au son de l’Internationale. Le 14 Mai, le PCF annonce qu’il ne participera pas au gouvernement mais qu’il le soutiendra sans restriction. Cette annonce vient s’ajouter à celle qu’a fait Duclos le 6 où il a annoncé que le PCF respectera la propriété privée ! Tout ceci en fait pour rassurer la bourgeoisie. Dans la même veine, la CGT accepte la collaboration avec le gouvernement tout en refusant d’y entrer. Chaque semaine, la Banque de France enregistre de nombreuses sorties d’or. C’est dans ce contexte qu’éclatent les premières grèves.

A - Le début des grèves et le développement du mouvement.

Dès le 11 Mai, les premières grèves s’organisent au Havre (usine Bréguet) et à Toulouse (usine Latécoère). Ces deux grèves préfigurent celles qui vont suivre par l’unanimité qu’elles déclenchent chez les ouvriers, par leur appui moral et technique de la part de la population et leur victoire. Le 14 Mai, débute une grève à l’usine Bloch à Courbevoie d’un type nouveau. Si les deux premières grèves étaient des grèves défensives, à Courbevoie, il s’agit d’une grève offensive, déclenchée par les ouvriers parce que les dirigeants de l’usine refusent de porter attention aux demandes des ouvriers sur l’augmentation des salaires et l’aménagement du temps de travail. Une constante demeure pour les trois grèves, l’Humanité n’en dit mot et il faut attendre le 24 Mai pour en avoir des nouvelles. Dans cette première phase, les ouvriers vont vraiment prendre conscience de leur force le 24 Mai lors de la manifestation organisée par les socialistes, les communistes et la CGT qui a lieu au Mur des Fédérés. Elle réunit 600.000 personnes. Pour calmer le jeu, la direction politique du PCF déclare dès le lendemain : « Le comité central comprend et approuve la volonté des masses populaires qui peuvent constater que rien n’ayant été fait depuis 3 semaines qu’a été remportée la victoire du Front Populaire ; il est nécessaire de prendre de toute urgence sans le moindre délai, les mesures préconisées par le programme commun ».

Dès le 28 Mai, les grèves se multiplient : Renault (où 35.000 ouvriers arrêtent le travail), Fiat, Citroën, Talbot, Chausson, Brandt, … Toutes se traduisent par des occupations d’usine où règne un ordre parfait et où les différentes activités (service d’ordre, entretien, …) sont sous la surveillance d’un comité de grève. La bourgeoisie prend peur et y voit un mouvement révolutionnaire car les occupations « affectent les rapports généraux entre salariés et employeurs ». Et pour une fois, elle n’a pas tort. Il s’agit bien d’une situation objectivement révolutionnaire puisque la grève pose, par son caractère même, la question du pouvoir. Ayant perdu momentanément le contrôle des usines, les patrons, s’ils ne le récupèrent pas, c’en est fini de leur domination sur la société... La bourgeoisie va alors tenter une première négociation avec les ouvriers, bien aidée en cela par le PCF et la CGT qui la soutiennent dans leur demande de reprise du travail avant toute négociation ! Des accords semblent être trouvés entre les délégués syndicaux et les patrons et certaines entreprises reprennent le travail. Cependant, il n’y a pas d’avancée substantielles et bien souvent il s’agit seulement de la réintégration sans sanction des grévistes. Le 30 Mai marque la fin de nombreuses grèves… Cependant, dès le 2 Juin au matin elles reprennent, le soir on compte déjà plus de 200 usines occupées en région parisienne. La province n’est pas en reste, puisque par exemple à l’usine de Fives-Lille, 2500 ouvriers sont en grève et hissent le drapeau rouge sur le toit de l’usine occupée. Après l’occupation d’usine vient une nouvelle méthode de mobilisation : la séquestration de patron (méthode condamnée par la CGT !). Chaque jour, la liste des entreprises en grève s’étend. Le 4 Juin, jour de l’investiture de Léon Blum, seuls trois journaux continuent à paraître : L’Humanité, Le Populaire et L’Oeuvre.

Le gouvernement Blum est alors composé de 35 personnes dont 3 femmes. La première action du gouvernement est d’appeler les ouvriers en grève au calme et de faire confiance au gouvernement. Là encore le PCF et la CGT sont aux bottes du gouvernement puisque leurs dirigeants tentent d’aller voir les ouvriers pour leur dire de lever les piquets, mais c’est sans effets, ce qui montre bien le réel décalage entre les directions politiques et les grévistes. Le 4, se sont les « faux prolétaires » qui rejoignent le mouvement à savoir les employés des grands magasins, des PTT, … Dorénavant, la grève est générale, ça ne se voit plus qu’aux abords des usines mais se ressent dans tous les quartiers et dans la vie quotidienne. Si la petite bourgeoisie est quelque peu déroutée, elle soutien, en général, la grève (cette petite bourgeoisie passe parfois dans le camp des travailleurs, exemple : les commerçants menacés de faillite comprennent qu’ils ont intérêt à faire crédit aux grévistes afin que ces derniers emportent les augmentations de salaire qui leur permettront d’acheter davantage chez eux ensuite).

Face à cette situation qui échappe complétement aux différents partis et syndicats (des grèves se sont même déclenchées dans des entreprises où il n’y avait aucun syndicat, la plupart des ouvriers ont rompu toutes négociations avec leurs patrons) sous la pression des masses auto-organisé, la CGT va manœuvrer pour reprendre le contrôle. Le 6 Juin, la fédération des mineurs du Nord et du Pas-de-Calais lance le mot d’ordre de grève générale pour le 8. Or ce mot d’ordre arrive dans une région où les ouvriers n’ont pas attendu la CGT pour se mettre majoritairement en grève, il s’agit seulement d’une manœuvre pour tenter de reprendre le contrôle en faisant mine de soutenir la grève ! Face à cela, les radicaux et le PCF poussent Blum a jouer le rôle de médiateur pour que le conflit se termine au plus vite. Cependant ça va s’avérer plus difficile que prévu car le mouvement est beaucoup plus profond qu’ils ne le pensaient. Ces tentatives mènent tout droit aux négociations à Matignon…

B - Les accords Matignon (7 Juin 1936).

Si Léon Blum est habituellement présenté comme le promoteur de ses négociations, il n’en est rien. En effet, c’est bien le patronat (représenté par la Confédération Générale de la Production Française) qui est à l’origine de ses négociations. Pour la CGPF comme pour la CGT, les négociations ne se font pas dans des conditions favorables. En effet, pour la CGPF, la situation est particulièrement difficile car « le syndicalisme patronal, en Juin 1936, n’a jamais eu à faire face à une offensive généralisée de la classe ouvrière ; les luttes sociales ont toujours été corporatives et l’organisation des différentes professions est fonction de la combativité des travailleurs et de la force des syndicats qui lui sont opposés ». De l’autre côté, la CGT est bien mal à l’aise aussi puisqu’elle est plus faible qu’il n’y paraît, même si ses effectifs ont gonflé, elle a plus un statut de suiveur que de leader du mouvement et rien ne lui garantie qu’elle aura de l’influence sur le mouvement après les négociations. Les négociations entre les deux syndicats portent exclusivement sur les salaires, les autres mesures dépendant du parlement. Etant donné le rapport de force, les patrons n’auront d’autres choix que de se soumettre aussi devant le parlement pour les congés payés et la semaine de 40h notamment. Tous les protagonistes sont d’accords pour une revalorisation des salaires (de 7 à 15%), pour appuyer cette mesure, le gouvernement apporte la garantie qu’il aidera les entreprises en difficulté. Le patronat reconnaît le droit syndical et s’engage à ne pas sanctionner les ouvriers grévistes. Ainsi, le patronat cède sur tout même si bien évidemment au final ce n’est pas grand chose… A la suite des négociations, la CGT promet de faire tout ce qui est en son pouvoir pour faire évacuer les usines, même si conscientes de ses limites déclare : « mais nous ne sommes pas sûr d’aboutir. Quand on a affaire à une marée comme celle-là, il faut lui laisser le temps de s’étaler. Et puis c’est maintenant que vous allez peut-être regretter d’avoir systématiquement profité des années de déflation et de chômage pour exclure de vos usines tous les militants syndicalistes. Ils n’y sont plus pour exercer sur leurs camarades l’autorité qui serait nécessaire pour exécuter nos ordres ». Ainsi, les accords Matignon, sont une transcription dans le droit d’un rapport entre les classes. Ils sanctionnent l’infériorité patronale mais stabilisent de fait les rapports sociaux alors que la situation était plutôt à l’exacerbation de l’antagonisme. Les journaux liés au Front Populaire titre dès le lendemain que la victoire est acquise, que c’est une victoire de la classe ouvrière. La grève doit cesser partout où le patron a accepté les accords. Le 8 Juin, Léon Jouhaux (secrétaire général de la CGT) déclare que « la victoire obtenue dans la nuit de dimanche à lundi consacre le début d’une ère nouvelle… l’ère des relations directes entre deux grandes forces économiques organisée du pays. … On en parlait depuis un certain temps de la nécessité d’une formule nouvelle : celle-ci est trouvée… par la collaboration dans la liberté totale pour la discussion des revendications et la confrontation des points de vue différents. » Cependant, malgré ce que peuvent dire les dirigeants du PCF et de la CGT, il ne s’agit en rien d’une victoire, les maigres avancées étant contrecarrées par un second accord Matignon, le 10 Juin. En effet, face aux demandes des ouvriers qui sont plus importantes que prévues et qui refusent d’évacuer les usines, la CGT et la CGPF réaffirment que la reprise du travail doit se faire dès que les négociations commencent. Ainsi, on comprend très bien que les travailleurs en grève tentent de dépasser les accords Matignon et dans ce but ne suivent pas les directives confédérales. Le gouvernement donne cette fois un coup d’arrêt aux revendications ouvrières… Ces accords Matignon seront bien évidemment « complété » par la loi du 12 Juin 1936 qui institue la semaine de 40h ainsi que les 15 jours de congés payés.

C - « La révolution française a commencé ! » (7-12 Juin).

Les journées se passant entre les 7 et 12 Juin sont bien souvent des journées qui sont oubliées lorsque l’on parle du Front Populaire, mais il s’agit des journées qui auraient pu se révéler décisives dans le mouvement. Ainsi, durant ces journées les grèves prennent une allure nouvelle, ce qui fait dire à Léon Trotsky que « la révolution française a commencé ». Les accords Matignon qui ont semblé dans un premier temps redonner le contrôle de la situation à la CGT ne ralentissent en rien le mouvement de grève. Dans la métallurgie en région parisienne, la corporation est totalement en grève. Les assemblées décident malgré tout de continuer la grève par crainte que le patronat révise à la baisse ses promesses. De plus, l’idée court de plus en plus et un peu partout que les ouvriers sauront bien organiser la production sans les patrons. Cela va donc à contre-courant des directions syndicales, ces dernières ne pouvant plus jouer le rôle d’intermédiaire. Certains cadres sont mêmes chassés de l’usine par des ouvriers chantant l’Internationale. Conscients de leur force, les métallos de la régions parisienne établissent même un ultimatum aux patrons : « Les délégués … tenant compte des conditions particulières de la région parisienne, des taux anormalement bas payés dans de nombreuses usines, ne peuvent accepter l’application des accords Matignon sans rajustement préalable et sérieux des salaires ; pensent que leur effort pour mettre fin au conflit n’est pas partagé par les patrons ; … décident de limiter à 48 heures le délai pour ledit accord, c’est à dire au 12 Juin à 18h. Si ce délai n’est pas respecté, ils demandent : 1° la nationalisation des usines de guerre et de celle travaillant pour l’Etat, leur fonctionnement étant assuré par le personnel technique et ouvrier, sous le contrôle des ministères intéressés ; 2° que tous les moyens légaux soit utilisés pour mettre les autres entreprises dans l’obligation de signer le contrat collectif. Toutefois, les délégués pensent qu’il ne sera pas utile de recourir à ces moyens et que le contrat collectif sera signé dans les délais précités ». Cependant, il faut nuancer la portée de ce texte, puisqu’il s’agit d’un compromis entre les directives de la confédération et la volonté d’aller au bout. On y voit tout de suite la limite lorsque les ouvriers demandent que les industries soient placés sous le contrôle des ministères et non sous leur contrôle... Le 11 Juin au soir, le bruit court que les métallos s’apprêtent à marcher sur Paris… Mais les autres secteurs ne sont pas en reste, ni la province, notamment dans le Nord où le mouvement est particulièrement fort aussi. Par exemple, dans le bâtiment, la grève est générale aussi et même si les patrons ont lâché sur tout sauf sur le paiement des jours de grèves, il n’en faut pas plus pour que les ouvriers votent la continuation de la grève. De même, dans les grands magasins, dans les assurances, dans les cafés, les restaurants, la haute couture, la boucherie, les concierges, les ouvriers agricoles… On l’aura compris, il règne en France une atmosphère de révolution, les vendeurs de journaux ouvriers chassant les vendeurs de l’Action Française à la porte des églises après la messe, les Croix-de-Feu ayant organisé une milice pour assurer la « liberté du travail » sont chassés par les ouvriers. Au total, en France et en Afrique du Nord, on compte pas moins de 2 millions de grévistes. Dans plusieurs régions, comme dans la région lyonnaise, le patronat est obligé de signer des accords Matignon régionaux pour tenter de désamorcer le mouvement.

Paul Raynaud (député de droite) déclare alors que « Paris apparaît à tous comme un navire sans gouvernail ». Les législations sociales devant compléter les accords Matignon, à savoir la semaine de 40h, les 15 jours de congés payés, la prolongation de la scolarité obligatoire, la suppression des décrets-lois relatifs aux prélèvements sur les traitements des fonctionnaires, sur les conventions collectives sont votés à la hâte par l’Assemblée car selon Léon Blum « nous sommes dans des circonstances où chaque heure compte ».

Si le gouvernement avait jusqu’ici écarté toute possibilité de recourir à la force pour faire fin à la grève, ce n’est plus le cas et dès le 9, il a fait mettre en marche vers Paris des pelotons de gardes mobiles. Le 12, le gouvernement fait saisir à l’imprimerie tous les exemplaires du journal trotskyste La lutte ouvrière et annonces des poursuites contre les dirigeants de cette organisation qui avait préconisé« le développement de la grève en un puissant mouvement unique en vue d’exproprier les capitalistes, de mettre en marche les entreprises au profit de la classe ouvrière ».

Pour le PCF, un problème se pose. Est-ce qu’il faut soutenir les nouvelles revendications ouvrières et aller à l’affrontement avec le gouvernement ? Ou faut-il tenter d’apaiser les choses et se placer encore et toujours du côté du système ? C’est la deuxième solution que le PCF choisi, le 11 Juin, à Lille, Thorez prononce son célèbre discours où il déclare : « Il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue. Il faut même savoir consentir au compromis si toutes les revendications n’ont pas été encore acceptées, mais si l’on a obtenu la victoire sur les plus essentielles des revendications ». Ainsi, dans son autobiographie Thorez déclara plus tard : « Cette sagesse politique porta ses fruits. Les contrats collectifs se concluaient nombreux ; les ouvriers victorieux évacuaient les usines, musique et drapeaux en tête ». En effet, à partir du 13 Juin, la détente est à l’ordre du jour… Cette déclaration porte un coup évident au mouvement et dès Juillet, il n’y avait plus que des mouvements épars même si ceux-ci pouvaient encore être importants à certains endroits.

III - La fin du Front Populaire.

Dès que le mouvement ouvrier commença à refluer, alors le gouvernement du Front Populaire a agit comme un vulgaire gouvernement bourgeois. Il n’hésite pas à faire intervenir les forces de polices pour déloger les ouvriers grévistes. Soutenu comme toujours par le PCF, il appelle les travailleurs à « faire la pause » des revendications. Symbole de se reflux, les ligues dissoutes se reconstituent comme les Croix-de-Feu qui se reconstituent sous le nom de Parti Social Français, ces ligues reprenant leurs actions anti-ouvrières.

A - Le conflit au sein du Front Populaire à propos de la guerre d’Espagne.

S’il y a eu dès le début des conflits entre les partenaires du Front Populaire, ils vont s’exacerber avec le déclenchement de la guerre d’Espagne en Juillet 1936. Le gouvernement Blum adopte alors la même tactique que le gouvernement anglais, celle de la non-intervention, dont le résultat est de ne pas fournir d’armes aux espagnols qui se battent contre les fascistes espagnols mais aussi italiens et allemands envoyés sur place par Mussolini et Hitler. De son côté, le PCF mène, lui, une campagne pour l’envoi d’armes, mais reste tout de même attaché au gouvernement Blum. Dans la même lignée, la Banque de France gardera pendant toute la guerre d’Espagne, malgré les demandes des républicains espagnols, l’or espagnol qu’elle a dans ses caisses et ne le débloquera que lors de la victoire de Franco…

B - De la chute du gouvernement Blum à la fin du Front Populaire.

A partir de l’automne 1936, la coalition du Front Populaire commence à se morceler, les radicaux attaquant de plus en plus les socialistes, allant même au printemps 1937 jusqu’à faire une manifestation contre le Front Populaire. Aboutissement de tout ça, lorsque Léon Blum demande le vote par le parlement des pleins pouvoirs financiers, les sénateurs radicaux se rangent du côté de la droite et font ainsi chuter le gouvernement. C’est alors le radical Camille Chautemps qui succède à Léon Blum. Dernier soubresaut avant la guerre, la CGT lance un appel à la grève générale pour le 30 Novembre 1938, pour protester contre le gouvernement Daladier (qui a remplacé Chautemps), mais elle est peu suivie. Deux années de Front Populaire ont eu pour conséquence de réduire à l’impuissance la classe ouvrière qui a fait Juin 36. Elle marque un vrai tournant : c’est la liquidation des 40 heures, mesure emblématique de juin 36 puisqu’elle permet de limiter l’exploitation de chacun en partageant le travail sans diminution de salaire, et même mieux, en les augmentant ! La CGT ne se décide à appeler à la grève que le dos au mur. Les travailleurs sont désorientés et démoralisés par les capitulations successives. Ceux qui font quand même grève sont sévèrement réprimés, sanctionnés ; il y a eu des dizaines de milliers de licenciements, 806 peines de prison ferme ! Or, la confédération avait appelé explicitement à des grèves sans occupation ni manif, à ne surtout pas faire de réunion...)

Ainsi, le Front Populaire se désintègre et le parlement découvre un peu plus son vrai visage lorsqu’il vote les pleins pouvoirs à Pétain en 1940… Cependant, la classe ouvrière française n’est que « temporairement » écrasée.

Pour revenir sur la mise en place du Front Populaire et les évènements qui ont marqué les mois de Mai et Juin 1936, il ne faut pas s’y tromper, ce n’est pas le Front Populaire qui a déclenché les luttes dans les entreprises mais bien les ouvriers qui ont forcé, par leur niveau de combattivité et leur détermination, la bourgeoisie à trouver une solution pour garder son pouvoir. Sans un tel rapport de force, le Front Populaire était bien décidé à ne pas lâcher autant de chose. « le Front Populaire, en France, a assumé la même tâche que ce qu’on appelait « la coalition » des cadets, des mencheviks et des socialistes révolutionnaire en Russie en mars 1917 : contenir la révolution à sa première étape. » (Léon Trotsky, Où va la France ?). De plus, le mouvement donne ses lettres de noblesses à l’occupation des entreprises comme moyen de lutte, ce qui devient, et même en dehors de la France, une tradition de lutte du mouvement ouvrier. Mais l’occupation des usines, bien plus qu’une simple tradition de lutte porte en elle une atteinte à la propriété capitaliste, même si bien évidemment les travailleurs n’en ont pas toujours conscience dès le début. C’est pour cela que la bourgeoisie se prémunit contre ces occupations par tout un arsenal juridique et technique (police, armée, …) car elle, elle en a bien conscience.